Le 14 décembre 2012, dans le cadre du programme des rencontres de l'honnête volupté.
Abstract rédigé par l'auteur.
Notre travail souligne qu’une « culture
de l’enivrement » imbibe fortement le corps social de la France moderne,
de la tête aux membres, des élites au peuple[1].
Du
XVIe au XVIIIe siècle, cette culture de l’enivrement
repose sur trois attributs : la complaisance, la sociabilité et l’héritage
culturel. La complaisance est fondée sur cinq éléments : des croyances
populaires favorables, des convictions médicales bienveillantes, la capacité à
s’élever par l’enivrement, le succès du comique d’enivrement et la complaisance
économico-fiscale. Parallèlement, une partie de la sociabilité d’Ancien Régime
repose sur une ivresse collective, festive, cyclique, pluri-catégorielle et
communielle. Enfin, cette culture de l’enivrement est perçue comme un héritage
ancien et universel qui se transmet de générations en générations dans toutes
les catégories sociales.
La
mise en lumière de cette culture de l’enivrement permet de comprendre
pourquoi - alors que s’enivrer est juridiquement un délit (depuis l’édit de
François Ier du 30 août 1536) et religieusement un péché mortel,
véniel ou une faute - ni les pouvoirs civils, ni les pouvoirs religieux, voire
même les autorités morales et médicales, ne sont parvenus à imposer leurs
normes répressives à la société d’Ancien Régime. Plus de 4 500 sources
manuscrites, essentiellement judiciaires, et environ 300 sources imprimées
montrent que l’enivré d’Ancien Régime est le plus souvent un jeune homme de 20
à 34 ans, paysan ou artisan, qui s’enivre dans un débit de boissons, le
dimanche dans l’après-midi ou pendant la nuit. Mais au-delà de ce
portrait-type, tous les âges, sexes et catégories sociales sont concernés par
l’ivresse, de la plus haute noblesse au plus petit des mendiants. Si les
enivrés se conforment aux règles formelles et temporelles de cette culture de
l’enivrement complaisante, sociabilisante et héritée, ils ne sont pas
considérés comme des déviants par la société.
La
mise en évidence de cette culture de l’excès dans la France moderne permet
d’approfondir l’analyse du processus de « civilisation des mœurs »
mis en lumière par Norbert Elias. Une « culture de l’enivrement »,
structurée par des normes sociales et culturelles, délimite et accompagne ce
processus de « civilisation des mœurs ». L’autocontrôle des conduites
est au cœur des deux concepts : le contrôle de soi de la sprezzatura d’un côté, l’ivresse rare,
sociabilisante et festive de l’autre. La « culture de l’enivrement »
est donc une culture normative de l’excès. Les nouveaux outils d’encadrement
tels que la Cour, les traités de civilité, les salons, les institutions scolaires ou la confession ne sont pas les seuls à mettre en
ordre la société. La
famille, les amis, le voisinage, le cabaret, la rue et l’oralité diffusent aussi des normes parfois complémentaires, parfois
contradictoires, parfois en concurrence avec les normes comportementales du
« procès de civilisation ».
[1]
Matthieu Lecoutre, Ivresse et ivrognerie dans la France moderne, thèse soutenue à
l’université de Bourgogne en 2010 sous la direction de Benoît Garnot, Presses
universitaires de Rennes et Presses Universitaires François-Rabelais, collection
« Tables des Hommes », 2011.
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