dimanche 8 avril 2018

Le cuisinier, le manger, l’animal et son gras.


Résumé de l’intervention de Georges Carantino, historien et ethnologue de l’alimentation, le 16 mars 2018.

Notre époque semble entretenir un rapport ambigu avec le gras provenant des animaux alors que le discours ambiant vante les mérites d’huile végétales comme celle de l’olive, de la noix… Alors qu’elle met en avant, dans une consommation très élitiste et festive, une viande de bœuf comme de porc riche d’un gras prometteur de saveurs et d’odeurs plaisantes pour le mangeur, elle développe des attitudes lipophobes quant aux graisses traditionnellement consommées, les lards, saindoux, graisses d’oie ou de rognon… mais aussi rillons, rillettes et autres préparations charcutières qui faisaient les délices des repas festifs populaires tant il est vrai qu’il n’y avait pas de fêtes sans gras, comme sans sucre, dans la société traditionnelle. Toute une culture du gras animal, faite de modes d’élevage, de techniques de fabrication, de conservation, de mise en œuvre dans la cuisine et de formes de consommation constituant autant un patrimoine matériel qu’immatériel, est ainsi menacée. Un collectage et une étude de ces pratiques semblent donc nécessaires dans une perspective de patrimonialisation comme de transmission pour les garder vivantes dans une société qui ne connait plus cette soif d’un gras qui était autant rêve des pauvres que signe de richesse et assurance d’un hédonisme gastronomique balayé aujourd’hui par le discours diététique ambiant.

Le gras animal a été longtemps une matière première pour bien d’autres choses que l’alimentation : éclairage, traitement des cuirs, graissage des machines, saponification… L’arrivée des graisses issues du pétrole comme des graisses végétales coloniales, huile de palme, coprah…, a changé la donne en diminuant la demande de ces graisses animales et en baissant leur prix. Il faut évoquer la quête du gras des poissons, entre chasse à la baleine dès le Moyen-Age pour récupérer son lard consommé salé sous le nom de crapois et en extraire de l’huile, et extraction de l’huile des harengs comme des foies de morue… Mais se sont principalement les mammifères d’élevage qui sont la source du gras qui nous occupe, entre le gras de sécrétion qu’est la crème qui permet la fabrication du beurre et les graisses anatomiques, persillé des muscles, marbrures entre faisceaux musculaires, graisses de couverture et graisses fines qui entourent les rognons. L’utilisation de ces graisses comme fond de cuisson interroge leur relation avec les huiles végétales et a fait l’objet d’enquêtes ethnographiques qui cartographient l’usage des beurre, saindoux, graisse d’oie, huile d’olives…, témoignages de pratiques anciennes. Toute une culture de la récupération du gras animal libéré par la cuisson, dans la lèchefrite lors du rôtissage ou par dégraissage des bouillons, et de son réemploi dans la cuisine disparait progressivement. Il en est ainsi des savoir- faire liés aux traitements du lard après l’abattage du porc, de la levée de la panne au salage du lard gras, de sa fonte pour la fabrication du saindoux à l’obtention et l’utilisation des grattons… Reste comme consolation pour le cuisinier le rôle du gras animal pour la protection des viandes à rôtir en empêchant qu’elles ne se dessèchent, grâce au lardage, à l’utilisation de la barde, de la crépine, à l’arrosage par la graisse de la lèchefrite ou par l’utilisation du flamboir.

Pour mieux cerner cette culture du gras animal, l’historien doit savoir sortir des archives, interroger les livres autant d’agronomie et d’élevage que de cuisine ou de charcuterie, mais aussi analyser les images, peintures, photographies…. Il doit savoir regarder et interroger les objets du quotidien, outils de la pratique. Il doit savoir se faire ethnographe et aller questionner les différents acteurs qui sont encore porteurs de cette culture. Il doit savoir pratiquer une démarche d’archéologie expérimentale qui lui permettra, par le faire, de mieux saisir les techniques traditionnelles liées au recueil, au traitement du gras des animaux et à son utilisation. Collecter, analyser, expérimenter, conserver et transmettre, autant de piliers pour la patrimonialisation et la renaissance d’une culture passionnante !

Pour en savoir plus :

CARANTINO, Georges, Un regard sur le gras animal, entre anthropologie et histoire, Ethnozootechnie, n°99, 2015.

CARANTINO, Georges, Du cochon et du gland, une histoire de goût, Ethnozootechnie, n°100, 2016