Mohamed OUBAHLI,
La main et le pétrin. Alimentation céréalière et pratiques culinaires
en Occident
musulman au Moyen Âge, Casablanca, Fondation du Roi Abdul‐Aziz
Al
Saoud pour les
Études Islamiques et les Sciences Humaines, 2011, 1 vol. in‐8°,
592 p.
Maghreb, depuis l’Antiquité et
jusqu’à aujourd’hui. Le livre de Mohamed Oubahli se concentre sur l’Afrique du
Nord pendant la période du Moyen Âge, mais sans exclure des regards très instructifs
sur les périodes qui le suivent ou sur les régions voisines – Orient musulman,
Italie, péninsule ibérique et Afrique subsaharienne. En un sens, cet ouvrage
représente un modèle de confrontation et de complémentarité des sources
historiques et des données ethnographiques.
Parmi les textes médiévaux, la
primauté revient à deux livres de cuisine maghrebo‐andalous
du XIIIe siècle, le Fadalat al‐khiwan (Délices de
la table) d’al‐Tudjibi et l’anonyme Kitab al‐tabikh (Livre de
cuisine), mais de nombreuses autres sources sont invoquées : livres de
cuisine
orientaux des siècles précédents,
livres de médecine et de pharmacopée, recueils de
consultations juridiques, traités
de surveillance des marchés, ouvrages biographiques, récits de
voyage et textes géographiques,
parmi lesquels l’oeuvre d’Ibn Battuta occupe une place
essentielle aux côtés de récits
de voyageurs occidentaux des XVe‐XVIIIe siècles
comme Jean‐ Léon l’Africain. L’archéologie n’est
pas négligée, par exemple pour l’étude des meules, des fours ou des gestes de
fabrication des différentes spécialités céréalières. L’auteur a réuni une imposante
bibliographie, tant en arabe qu’en français : celle‐ci
est en outre commentée dans des pages qui constitueront un précieux guide
bibliographique (p. 65‐76). Le livre est enfin accompagné d’un
glossaire, très utile pour les lecteurs qui ne sont pas arabisants, de
plusieurs tableaux et cartes, ainsi que de reproductions en noir et blanc de
fours et d’autres équipements observés dans l’archéologie ou l’ethnographie.
Après un chapitre introductif,
l’ouvrage se compose de six chapitres de longueur inégale
portant respectivement sur les
farines (ch. II), le pain ordinaire (ch. III), les modes de cuisson
et les fours à pain (ch. IV), les
pains spéciaux et les crêpes (ch. V), l’utilisation du pain dans des recettes
de cuisine (ch. VI) et enfin les pâtes et les couscous (ch. VII). Le pain
occupe donc une place de choix dans l’ouvrage, mais il est loin d’en constituer
l’unique sujet : l’alimentation céréalière est traitée dans toute sa diversité,
ce qui permet de démentir certaines affirmations hâtives concernant
l’exclusivisme du pain comme base des alimentations médiévales. Le dernier
chapitre, consacré aux pâtes et aux couscous sous toutes leurs formes, occupe
de fait à lui seul presque autant de place que l’ensemble des chapitres sur le
pain réunis, et constitue sans doute l’apport le plus original de l’ouvrage.
La question de la farine et de la
mouture des céréales est traitée dans un premier chapitre,
organisé par type de farine (ou
de semoule) : c’est aussi l’occasion pour l’auteur d’apporter des éléments sur
les moulins à eau et leur développement dans l’Occident musulman, mais aussi sur
le maintien assez important de la mouture domestique. Cette farine est avant
tout utilisée pour la confection du pain, fabriqué quotidiennement : l’alimentation
médiévale dans les pays d’islam est une alimentation du pain frais quotidien.
L’auteur détaille les étapes de la
panification et s’attarde sur les
différents types de cuisson, parmi lesquels se dégage un mode
propre au monde musulman mais aux
origines bien plus anciennes, la cuisson au tannur, un
genre de four sans sole dans
lequel le pain est cuit contre les parois. Ce mode de cuisson, très
apprécié dans le monde oriental,
est aussi très présent dans l’Occident musulman au Moyen
Âge, dont il a aujourd’hui
pratiquement disparu : il était alors le mode le plus valorisé, y
compris par le discours médical
dans le cadre de la théorie des humeurs. Les pains spéciaux
(pains briochés, biscuits,
spécialités frites, galettes très minces, crêpes de diverses sortes) sont
traités à travers l’étude fine
d’un vocabulaire extrêmement riche et varié malgré le fait que
l’ensemble de ces préparations
sont d’une manière ou d’une autre désignées comme du pain
(khubz) : parmi elles, on
remarque un goût tout particulier pour les pains et les galettes fines.
L’étude philologique est très
souvent au centre du propos, l’historien cherchant à identifier
précisément quelle réalité se cache
derrière des mots parfois conservés, mais avec d’autres
sens, dans le vocabulaire
contemporain de l’arabe, au Moyen‐Orient comme au
Maghreb. C’est ainsi que le mot ka‘k peut désigner plusieurs types de
gâteaux, tantôt secs, tantôt farcis, et sa signification varie selon les
sources et selon les régions. Enfin, le pain est utilisé dans la cuisine à
travers des préparations que les textes désignent par des termes très
différents et que l’auteur propose de réunir sous le nom de tharid : ce
terme, très valorisé dans le monde musulman en raison de hadith rapportant
qu’il constituait le plat préféré du Prophète, désigne à l’origine du pain
émietté sur lequel est versé un liquide (jus de viande en particulier) – en
d’autres termes, ce qu’en Occident à la même époque on aurait appelé une soupe.
À partir de cette préparation très simple, les livres de cuisine orientaux et
occidentaux élaborent des recettes parfois très élaborées, qui utilisent
souvent le même terme et s’appuient sur son prestige religieux : la cuisine à
base de pain connaît ainsi un développement tout à fait original.
Les différents types de pâtes et
de couscous font l’objet du dernier chapitre. À ce sujet, l’auteur dégage à
nouveau des usages linguistiques propres à l’Occident musulman, avec des
remarques très pertinentes sur la formation du répertoire lexical dans les différentes
régions du monde de culture arabe. Ainsi, le mot atriyya domine en
Orient, mais ne désigne en Occident qu’un type assez rare de pâtes, proches de
spaghetti : ce mot est dérivé du grec itrion, qui selon l’auteur (qui
s’oppose ici à Bruno Laurioux) ne désignait pas des pâtes mais une forme de
galette ou de crêpe. L’Occident privilégie au contraire le terme fidawsh,
peut‐être d’origine berbère, pour désigner
toutes sortes de pâtes à potage, roulées, allongées, plates ou coupées. Cet
usage est répercuté par le lexique des pâtes en pays chrétien, puisqu’on trouve
en Espagne les mots fideos ou fideus. Quant au couscous, aussi
appelé t‘am – un mets qui, rappelons‐le, n’est pas une
semoule au sens strict mais une préparation comparable aux pâtes alimentaires
intégrant semoule et/ou farine, humidifiée, roulée et séchée avant d’être
réhydratée – il constitue la forme d’alimentation céréalière la plus originale
et, aujourd’hui encore, la plus emblématique du Maghreb. L’auteur démontre
qu’il s’agit d’une préparation d’origine berbère, sans doute née dans le nord‐ouest
du Maghreb (Maroc et Algérie actuels) parmi les populations de céréaliculteurs
sédentaire, et il démonte le mythe d’une origine nomade, voire subsaharienne, de
ce mets. En effet, c’est à partir du Xe siècle qu’il apparaît dans les sources
écrites, d’abord dans cette région maghrébine, avant de se diffuser vers Al‐Andalus
(au XIe siècle ?), vers l’Ifriqiya (plus tardivement, puisque son usage n’était
pas encore généralisé au XVIe siècle) et vers l’Afrique de l’Ouest au sud du
Sahara (déjà au XIVe siècle d’après le témoignage essentiel d’Ibn Battuta, mais
surtout à partir du XVIIIe siècle). Ce n’est donc qu’à la fin du Moyen Âge que
le primat du couscous se serait imposé dans les cuisines du Maghreb occidental,
l’emportant alors sur d’autres formes de cuisine qui, dans les siècles
précédents, avaient fait la diversité de ces cuisines : tharid, fidawsh,
galettes et crêpes de toutes sortes. Cette domination progressive du couscous,
plus sensible au Maroc et en Algérie que dans une Tunisie ouverte aux
influences orientales, s’est établie très progressivement, avec la bénédiction
du discours médical, et a peu à peu gagné toutes les couches de la société.
On aura compris, à la lecture de
ces quelques lignes, l’importance et l’exhaustivité du travail de Mohamed
Oubahli, qui vient ici combler un réel manque historiographique ; le fait qu’il
ait été écrit et publié en français ne peut que réjouir les médiévistes
européens. On ne voit guère de reproches à adresser à ce livre, dont
l’excellente conclusion résume en quelques pages enlevées l’essentiel du
propos. L’attention portée au geste, le souci d’identifier sans cesse les
réalités qui se trouvent derrière les mots, la maîtrise de sources très
diverses, la sensibilité ethnographique rendent cette étude à la fois précieuse
et fascinante. Tout juste pourra‐t‐on
regretter l’absence d’index, qui oblige bien vite le lecteur à se constituer
son propre répertoire.
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